Juin 2004
Entretien avec Christian Lutz
Yannick Merlin :
1) M. Lutz comment avez-vous découvert le monde de l'orgue et qu'est ce qui
vous a amené à vouloir vous y plonger professionnellement ?
Christian Lutz :
Je ne sais quels ressorts cachés m'ont poussé à entrer dans
les orgues comme d'autres entrent dans les ordres. Les circonstances ont été
manifestement favorables, mais un même contexte aurait conduit tout autre à
un devenir bien différent. La bonne fée qui veilla sur mon berceau n'était autre
que l'orgue Silbermann de l'église Saint-Thomas de Strasbourg, où mon père était
pasteur. L'instrument, à traction électrique, n'y était alors que l'ombre de
ce qu'il est redevenu avec la restauration d'Alfred Kern, mais il fascinait
le petit garçon que j'étais et qui passait les cultes assis sur le banc à côté
de l'organiste, Mme Héring. Les noms des jeux que je commençais à pouvoir lire
me faisaient rêver et j'appréciais particulièrement le Cromorne qui sonnait
avec une telle proximité, juste derrière le panneau arrière du positif. Il y
avait aussi une association des amis de l'orgue de Saint-Thomas, dont le secrétaire
passionné, Elie Peterschmitt, organisait des visites d'orgues historiques en
Alsace. J'ai ainsi des souvenirs très précis des orgues de Gries, de Bouxwiller,
de Barr, ainsi que de l'atelier d'Alfred Kern où l'orgue de l'église protestante
de Neudorf était en cours de montage. C'était en 1965 et j'avais 4 ans... A
l'âge où d'autres enfants se voient déjà pompier ou conducteur de train, je
voulais être facteur d'orgues, jusqu'au jour où j'ai découvert que les facteurs
du XXe siècle – ou du moins des années 1960 – ne construiraient plus jamais
un orgue comme celui de Saint-Thomas et que leurs buffets n'étaient que des
caisses de contreplaqué. La passion pour l'orgue a ensuite été tempérée par
les enthousiasmes divers de l'adolescence, mais elle est revenue de plus belle
avec la restauration de l'orgue de Saint-Thomas en 1979, qui a plus occupé mon
esprit que la préparation du baccalauréat. C'était aussi l'époque où je passais
des heures à la B.N.U. pour lire les publications de Meyer-Siat et où j'arrivai
en retard à mon cours de physique pour écouter jusqu'au bout l'émission "Renaissance
des orgues de France" de Jacques Merlet. Entre-temps, à l'âge de dix-sept ans,
j'avais enfin commencé à jouer de l'orgue, après avoir trouvé un professeur,
Annemarie Lienhard, qui avait accepté de me donner des cours sans exiger les
bases de piano souvent considérées comme un préalable indispensable à toute
approche de l'orgue. Le piano était pour moi un repoussoir, et c'est lui qui
m'a éloigné du conservatoire de Strasbourg et a contribué à m'orienter vers
celui de Belfort, où l'enseignement de Jean-Charles Ablitzer m'a semblé plus
ouvert que celui que j'aurais trouvé à Strasbourg, en tout cas plus en phase
avec les recherches si enthousiasmantes des "baroqueux" de l'époque. Mais pas
plus que la facture d'orgues, la carrière d'organiste n'était ma voie, force
était d'en convenir après quelques années d'étude. La première rencontre avec
Harald Vogel, en 1981 à Ottrott, fut pour moi comme un chemin de Damas. Sa manière
de toucher l'orgue, si différente de tout ce que l'on pouvait entendre en France
– et en Allemagne –, sa vision globale de l'histoire de l'orgue, qui venait
bousculer tant d'idées reçues, son intuition toujours en éveil, m'ont durablement
marqué. Au fil de ses venues en Alsace et de mes voyages en Allemagne du Nord,
il m'a véritablement appris à écouter un orgue et a considérablement relevé
mon niveau d'exigence en facture d'orgues. Je garde des souvenirs inoubliables
de ces longues journées passées autour des orgues de Frise orientale, si superbement
restaurés par Jürgen Ahrend. C'est en Allemagne du Nord qu'est née en moi l'idée
de me consacrer à la restauration des orgues anciens. Cette idée s'est de plus
en plus imposée, mais elle n'a pu aboutir que par une impressionnante série
de hasards, si tant est que le hasard existe, qui m'ont conduit à travailler
à l'inventaire des orgues d'Alsace durant mon service civil, en 1984-1986, puis
à celui des orgues de Lorraine, entre 1988 et 1999, tout en étant nommé en 1992
technicien-conseil auprès des Monuments historiques, d'abord pour la Moselle
seule, puis pour toute la Lorraine et enfin également pour l'Alsace.
Yannick Merlin :
2) Comment avez vous réagi quand on vous a demandé de réaliser les inventaires
des orgues d'Alsace et de Lorraine ? Vous êtes-vous rendu compte de l'énormité
de la tâche ? Comment vous-êtes vous organisé, et enfin, qu'avez-vous retiré
de ces expériences ?
Christian Lutz :
Pour l'inventaire des orgues d'Alsace, la demande est venue progressivement.
Je devais initialement effectuer mon service civil dans une association de chant
choral, mais celle-ci a été homologuée trop tard pour accueillir des objecteurs
de conscience et j'ai été affecté à la Direction Régionale des Affaires Culturelles
à Strasbourg. Je ne devais d'abord que travailler à temps partiel à l'inventaire
des orgues, en me limitant aux instruments des églises protestantes du Bas-Rhin,
que Marc Schæfer m'avait demandé de voir. J'ai donc commencé à visiter mes premiers
orgues durant l'été 1984. J'avais déjà une connaissance livresque de l'orgue
et j'avais joué divers instruments, mais je n'étais guère préparé à les inventorier.
Aucune formation préalable n'avait été dispensée, on m'avait bien remis un questionnaire
à remplir pour chaque instrument, mais il était très succinct – on n'y parlait
même pas des sommiers – et je me rendis vite compte qu'un véritable inventaire
devrait être autre chose que ce que l'on nous demandait là. Au fil des visites,
j'ai pris de l'assurance et peu à peu une méthode s'est dessinée. Dans les premiers
orgues un peu anciens, j'avais beaucoup de mal à identifier les différentes
strates historiques : je voyais bien que certains tuyaux étaient plus oxydés
que d'autres et semblaient donc plus vieux, mais comment les attribuer à tel
ou tel facteur ? L'habitude de relever les marques de notes gravées par les
tuyautiers sur le métal m'est alors venue et, à force de recoupements et de
comparaisons, j'ai pu établir une attribution pour beaucoup de jeux, voire d'instruments
anciens. Mes premiers dossiers ont été appréciés par le comité de relecture,
où siégeaient notamment Michel Chapuis et Pie Meyer-Siat, et assez vite mon
service civil a été consacré à plein temps à l'inventaire des orgues. Yves Collot
et moi avons ainsi rédigé les volumes 2, 3 et 4 des "Orgues en Alsace". Un certain
nombre de notices ont été établies sur la base des questionnaires remplis par
des correspondants de l'Union Sainte-Cécile, mais nous sommes allé revoir tous
les orgues qui nous semblaient mériter une notice plus étoffée. Nous étions
très fiers de nous lorsque les livres ont paru en 1985 et 1986. Avec le recul,
je pense que nous sommes un peu passés à côté de l'énormité de la tâche. A part
l'immense corpus historique de Meyer-Siat et quelques articles de Marc Schæfer,
il n'y avait que peu de publications organologiques sur les orgues d'Alsace
et ceux-ci auraient assurément mérité un inventaire plus fouillé... Mais il
aurait fallu dix volumes pour cela et le financement disponible ne le permettait
pas. Je suis plus satisfait de mon travail en Lorraine, où l'on m'a d'abord
confié en novembre 1988, comme bénévole, l'inventaire de la centaine d'orgues
de l'arrondissement de Sarrebourg. Là encore ces dossiers ont été appréciés
et j'ai été engagé en juillet 1989 comme salarié à plein temps, pour les orgues
de Meurthe-et-Moselle. Un début de recensement avait déjà été réalisé sur la
base d'un questionnaire assez semblable à celui de l'Alsace, mais j'ai obtenu
que l'on reprenne tout à zéro, sans avoir à réutiliser ce qui avait déjà été
fait. La personne qui supervisait mon travail, Vincent Niqueux, était un historien
de formation, il s'est piqué au jeu et a admis que l'inventaire devait être
beaucoup plus développé que celui d'Alsace. J'étais ravi mais ni lui ni moi
ne se rendaient compte que ma mission allait durer dix ans, qu'il allait falloir
sept volumes de 600 à 700 pages pour couvrir les quatre départements et que
les budgets initiaux allaient exploser ! La tâche était immense et je ne serais
jamais arrivé au terme si François Ménissier n'avait assuré la moitié de l'inventaire
des orgues de la Moselle. Cela s'apparentait parfois à un parcours du combattant,
avec la recherche des clés, le travail solitaire dans un environnement souvent
sombre, froid, humide, poussiéreux, la diplomatie dont il fallait user pour
avoir accès aux archives paroissiales qui avaient évidemment toutes "brûlé à
la guerre", puis les longues heures de relecture des épreuves, les réunions
fastidieuses chez l'imprimeur, la confection des index... Mais je me garderais
bien de me plaindre et la possibilité qui m'a été donnée d'étudier près de 1200
orgues dans les deux régions a été une chance inestimable et une expérience
professionnelle extrêmement formatrice.
Yannick Merlin :
3) A cette époque vous n'étiez pas encore affilié à la Commission des
Momuments Historiques, et l'on comprend que cela s'est fait tout naturellement.
En ce moment, vous êtes attaché, par l'intermédiaire de cette commission, aux
orgues classés dans la région Alsace, en digne successeur de Marc Schaefer.
Est ce que votre métier d'expert a été modifié au contact de ces nouvelles fonctions
? Comment envisagez-vous cette fonction si spécifique qui vous rattache aux
Monuments Historiques (philosophiquement, pratiquement ...) ?
Christian Lutz :
La nomination comme technicien-conseil pour les Monuments Historiques était
d'une certaine manière la suite logique du travail d'inventaire.
Rien ne sert d'accumuler des connaissances, même en les publiant, si elles ne
sont pas mises au service de la préservation de l'objet même de ce savoir. En
ce sens, je ne pouvais que me réjouir de me voir confier des responsabilités
dans la conservation de ces orgues, même si j'abandonnais ainsi le confort un
peu douillet de la recherche.
Ce fut aussi l'abandon d'un certain idéalisme, celui de la "restauration parfaite
et sans compromis", souvent mis à mal par la réalité si différente de chaque
orgue. Non pas qu'il faille toujours se résoudre à des compromis, mais toute
restauration suppose la prise en compte d'exigences contradictoires. Dans le
cours du chantier, la tension entre la conservation maximale du matériel ancien
et la nécessaire fiabilité d'un instrument destiné à la liturgie et au concert
est permanente. Sans cesse, des choix doivent être faits, qui sont lourds de
conséquences : faut-il remplacer tous les écrous en cuir d'une mécanique, ce
qui garantira une meilleure tenue des réglages dans le temps, faut-il repeausser
entièrement les soufflets, pour assurer une étanchéité optimale, etc. ? Il y
a toujours à nouveau à trancher entre le risque d'une perte patrimoniale et
le risque de devoir intervenir à nouveau dans quinze à vingt ans, ce que le
propriéraire aura du mal à comprendre.
De même, il faut sans cesse se maintenir sur le fil du rasoir entre deux périls,
celui d'une restauration respectueuse mais peu inspirée et celui d'une restauration
inspirée mais peu respectueuse. Ce n'est que progressivement que l'on comprend
vraiment ce qu'est une très bonne restauration, celle qui trouve le juste point
d'équilibre entre les exigences patrimoniales et musicales. Il y a beaucoup
de bonnes restaurations, mais les très bonnes sont très rares, comme d'ailleurs
les très mauvaises. Là comme ailleurs, les lois statistiques illustrées par
la courbe de Gauss sont à l'œuvre...
Combien de restaurations sont musicalement convaincantes mais pas assez respectueuses
de la substance ancienne, alors que d'autres sont très scrupuleuses dans le
respect du patrimoine mais n'ont pas su exploiter les virtualités sonores du
matériel ancien et ces instruments semblent dépourvus d'âme.
On oppose souvent le créateur de l'orgue neuf au restaurateur de l'orgue ancien.
Ce sont effectivement deux métiers différents, mais il serait illusoire de croire
que la créativité soit absente de la démarche du restaurateur. Là encore, l'idéalisme
voudrait que le restaurateur s'en tienne à une pure objectivité, en faisant
taire sa subjectivité propre et ses goûts personnels. Dans la réalité, chaque
restauration a toujours une dimension subjective. Donnez à restaurer le même
orgue à dix facteurs différents et vous aurez dix orgues différents à l'arrivée
! L'expérience ne peut être tentée, mais il faut bien admettre que toute restauration
est un acte d'interprétation d'un matériel existant, de traduction, et donc
de trahison possible...
Contrairement à l'interprétation d'une partition musicale, le retour en arrière
n'est pas toujours possible, et c'est pourquoi il faut éviter toute décision
aux conséquences irréversibles. Je me sens parfois écrasé par l'énorme responsabilité
que suppose ce métier de technicien-conseil. Je ne pense pas ici à la responsabilité
juridique de maître d'œuvre, qui m’oblige à répondre de mes actes devant le
maître d'ouvrage, mais à la responsabilité par rapport aux générations à venir
à qui nous avons à transmettre sans l'altérer le patrimoine qui nous a été légué.
Un orgue historique est si fragile : on a si vite fait, avec les meilleures
intentions du monde, d'affadir une harmonie ancienne, de gommer cette patine
si subtile qui faisait toute la poésie de tel jeu...
Evidemment, le facteur restaurateur porte lui aussi une lourde part de responsabilité,
mais le technicien-conseil doit chercher à le sensibiliser au maximum à la valeur
unique et irremplaçable du matériel qui lui est confié et au danger de pratiques
irréversibles. Même si la fonction de technicien-conseil est une fonction d’autorité,
ce n'est pas par le pouvoir que l'on peut aboutir à une restauration réussie.
On ne choisit pas – ou si peu – le facteur restaurateur avec qui on va travailler
sur tel instrument, d'autant que l'appel d'offres a pour objet de choisir la
meilleure offre, qui n'émane pas nécessairement de la meilleure entreprise.
Rares sont les artisans qui ont à la fois toutes les compétences de la facture
d'orgues et une véritable sensibilité patrimoniale, surtout dans un contexte
où les commandes d'orgues neufs se font rares et où certains chefs d'entreprise
sont candidats aux marchés de restauration par nécessité économique. Mais quel
que soit le facteur choisi, il est indispensable d'avoir avec lui une relation
de confiance, même s’il peut arriver que cette confiance soit trahie. Dans un
chantier qui tourne au pugilat, comme cela m’est une fois arrivé, tout le monde
prend des coups mais c'est toujours l'orgue qui en sort perdant.
De toute manière, tant que l'on en reste au stade du quantitatif, il est encore
possible de vérifier, voire d'exiger. Mais à partir du moment où l'on entre
dans le domaine du qualitatif, c'est beaucoup plus difficile de se faire comprendre.
Qu'est-ce qu'une bonne mécanique, une très bonne mécanique, une belle harmonie,
une très belle harmonie ? Cela échappe à toute définition et il est si difficile
de pouvoir juger de la qualité d'un ouvrage sans tomber dans la subjectivité.
On peut toujours se réfugier dans le quantitatif, accumuler des milliers de
mesures, relever des dizaines de paramètres par tuyau, et c’est de fait une
base de travail utile, voire indispensable. Mais la véritable qualité échappe
à la mesure.
Yannick Merlin :
4) Une information récente nous a appris la suppression de la Commission
Nationale des orgues non classés. Quel est votre interprétation
de cet evénement ? Comment voyez-vous l'avenir du monde de l'orgue en
France ?
Christian Lutz :
Pour l'instant, la suppression de la "Commission Nationale
des orgues non protégées" est restée au stade de l'annonce et cette commission
s'est bel et bien réunie depuis lors. Selon mes informations, et même si tout
peut changer très vite, le sacrifice de cette instance sur l'autel de la réforme
de l'Etat n'implique pas la disparition des crédits du Ministère de la Culture
en faveur des orgues non protégés (c'est-à-dire ni classés, ni inscrits à l'Inventaire
supplémentaire). Ceci étant, dans un contexte de libéralisme où les dépenses
de l'Etat doivent être réduites et le service public limité aux missions fondamentales,
on peut légitimement s'inquiéter de l'avenir de l'aide de l'Etat pour les orgues,
qu'ils soient protégés ou non au titre des Monuments historiques. La situation
française est très différente de celle des autres pays européens : l'indigence
de la plupart des paroisses ne leur permet plus d'investir dans le domaine des
orgues ou même seulement de les entretenir. La Séparation de l'Eglise et de
l'Etat, dont nous allons fêter le centenaire en 2005, a conduit la facture d'orgues
française, qui était à la fin du XIXe siècle la première au monde, à une grande
médiocrité dont elle n'est vraiment sortie qu'à partir du moment où l'Etat et
les collectivités territoriales ont pris en charge une grande partie du financement
des orgues, durant le troisième tiers du XXe siècle. La qualité des réalisations
est alors redevenue meilleure, ce qui a aussi permis à de nombreux facteurs
d'orgues d'exporter à nouveau leur savoir-faire. Si l'Etat se désengage de ce
secteur, on ne peut exclure le risque d'un effondrement brutal d'une facture
d'orgues française largement assistée par les pouvoirs publics. Même la facture
d'orgues alsacienne, un peu protégée par le Concordat, risque fort de pâtir
de la baisse des ressources des paroisses, liée à la baisse de la pratique religieuse.
Ce qui m'a aussi semblé inquiétant, c'est que sur 350 commissions supprimées,
celle des orgues non protégées ait été choisie – par le ministre ou par les
journalistes ? – comme exemple d'une commission inutile, à côté de celle du
peuplier et de quelques autres. Est-ce le fait qu'il puisse y avoir des "orgues
non protégées" qui soit perçu comme insolite, ou est-ce même le fait de débattre
des orgues qui soit apparu désuet ? Dans notre société de plus en plus sécularisée
et déchristianisée, l'orgue n'évoque-t-il plus pour beaucoup que l'odeur moisie
des sacristies ?
Je reste néanmoins optimiste quant à l'avenir de l'orgue, même en France. Certes,
l'instrument a perdu une partie de sa superbe. Il était pendant longtemps l'instrument
de musique le plus puissant et aujourd'hui n'importe quelle sonorisation d'orchestre
rock le supplante en décibels, il était l'une des machines les plus complexes
jamais conçues en Occident et il est maintenant dépassé par le moindre ordinateur
domestique, il offrait un catalogue de sonorités sans équivalent et le synthétiseur
a décuplé cet instrumentarium. Mais l'orgue est l'exemple même de ces objets
dont la charge symbolique dépasse de beaucoup la valeur fonctionnelle. Evidemment,
on a longtemps construit des orgues pour permettre aux chantres de se reposer
un verset sur deux puis plus tard pour accompagner les chants, mais la véritable
motivation était ailleurs. Dès le cadeau fait en 757 par l'empereur de Byzance
à Pépin le Bref, l'orgue avait une fonction symbolique, quasi magique, qui en
faisait l'instrument de la représentation du pouvoir. Si aujourd'hui tel conseil
municipal de commune rurale fait restaurer à grands frais un orgue qui va servir
pour six messes et trois concerts par an, c'est bien parce que l'instrument
est encore perçu – même si c'est peut-être inconscient – comme un remarquable
outil de représentation, non de la puissance du maire mais du prestige du village.
C'est aussi pourquoi l'orgue a été souvent mal-aimé du clergé post-conciliaire,
qui, dans un mouvement un peu réactionnel, a voulu se débarasser de tout ce
qui pouvait évoquer l'ancienne puissance temporelle de l'Eglise.
Si l'on veut promouvoir la cause de l'orgue, et tous les acteurs du monde de
l'orgue devront s'y employer dans les prochaines années, il ne faut pas le faire
sous l'angle de ses utilisations pratiques. On n'aura de toute manière aucun
impact sur un possible retour de la pratique religieuse collective et, si l'on
reste sur le terrain fonctionnel, l'orgue électronique ne manque pas d'arguments.
Un publicitaire qui cherche à vendre une voiture ne va pas le faire en vantant
la possibilité de se déplacer d'un endroit à un autre, il va chercher à jouer
sur l'imaginaire, au besoin en exaltant la soif de puissance du futur acheteur.
Défendre l'orgue aujourd'hui, c'est travailler sur sa dimension onirique. Tant
que l'orgue fera encore rêver, il aura un avenir assuré. Il importe aussi que
l'orgue reste un instrument social, qu'il ne soit pas confisqué par un titulaire
possessif ou par quelques amateurs éclairés mais qu'il reste l'instrument d'une
communauté, communauté qui peut s'incarner dans des formes nouvelles, comme
par exemple les associations des amis de l'orgue, à condition qu'elle ne se
cantonnent pas à l'organisation de quelques récitals par an mais qu'elles incluent
l'orgue dans une dynamique collective et festive. Enfin, même si la recherche
de sens et d'absolu semble aujourd'hui emprunter d'autres voies que celles de
la pratique religieuse traditionnelle, l'orgue reste capable d'exprimer la transcendance
du tout-autre, de susciter chez l'auditeur le frisson sacré qui pourra l'ébranler
et le conduire au plus profond de lui-même.