Juin 2007
Entretien avec Yves Koenig
Nous adressons nos plus chaleureux remerciements à Yves Koenig pour avoir pris le temps de réaliser cet échange.
Y. Merlin : Cher M. Yves Koenig, votre nom est un incontournable de la facture d'orgues alsacienne. Pouvez-vous nous raconter l'histoire de l'entreprise que vous dirigez actuellement ?
Yves KOENIG : Vous dites bien " diriger une entreprise ", c'est le terme approprié. Il est vrai qu'à partir du moment où l'on accepte les responsabilités de chef d'entreprise, on doit aller au-delà de la simple image du facteur d'orgues artiste et philanthrope. On engage toute une équipe et on est responsable de l'emploi de ces personnes. Il s'agit donc bien de " diriger " avec toutes les contraintes que cela implique, tant au niveau d'un calcul de prix, que d'une organisation aussi rationnelle que possible. Bien sûr, il est primordial d'avoir en tête qu'il s'agit d'une œuvre d'art, néanmoins se doit-on comme dirigeant de respecter tant son équipe que l'œuvre en cours de gestation. L'entreprise Koenig a été créée par mon père en 1945, période faste, du moins au niveau de la quantité de travail potentiel. Par contre, elle fut beaucoup moins intéressante quant à la qualité demandée. Il s'agissait essentiellement de réaliser des instruments dont la seule finalité était d'accompagner les chants ou les psaumes du dimanche. Je suis né dans l'ambiance de cet atelier, avec ses odeurs de bois et de colle chaude, où l'on travaillait beaucoup, pas moins de cinquante quatre heures par semaine à l'époque ! Il n'était d'ailleurs pas rare que je passe le jeudi à tenir les touches, ce qui pour moi n'était pas une activité particulièrement réjouissante. Heureusement pour moi tout a basculé dans les années soixante, lorsqu'il y a eu la reconstruction de l'orgue de Sarre-Union. J'ai le souvenir d'un moment exceptionnel, presque magique et c'est là que s'est produit le déclic qui m'a amené à pratiquer ce métier. Ce fut une période extrêmement riche, avec la redécouverte de l'orgue ancien, les recherches sur l'orgue classique français sous l'impulsion des grands organistes et notamment de Michel Chapuis et d'André Isoir, la rencontre avec Philippe Hartmann. Je préparais, à ce moment-là, un brevet de technicien en mécanique et je passais une partie des vacances d'été à l'étude du Dom Bedos et notamment de ses diagrammes de tailles. Ensuite, ce fut la mise en pratique de tout cela et le résultat que l'on sait et qui a fait connaître l'entreprise : l'orgue de St Georges de Sarre-Union. Après deux années d'apprentissage j'ai passé une année sous les drapeaux. Le retour du service militaire en 1971 correspond au début d'une collaboration entre le père et le fils laquelle dura une décennie. Collaboration parfois assez houleuse, il faut l'avouer ! C'est néanmoins une période pendant laquelle j'ai eu la chance de travailler sur des orgues historiques prestigieux. Je pense notamment à Vabres l'Abbaye ou à la magnifique expérience de Lorris, et ce moment fantastique lorsqu'on a réentendu les premiers sons de cet orgue muet depuis plus de cinquante ans. Quel moment sublime ! Cet " amas " de tuyaux trouvé dans les combles avait été restauré scrupuleusement mais on ne savait pas comment l'instrument allait sonner. Ces expériences m'ont apporté une certaine renommée tant en France qu'à l'étranger, et j'ai repris ainsi les rênes de l'entreprise en 1983. La reprise a été marquée par la réalisation de plusieurs grands instruments de cathédrales : St Malo, Mende, Valence, Rodez, avant que nous nous engagions vers les pays étrangers à partir de 1990, avec des orgues pour l'Allemagne, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, le Japon et actuellement l'Autriche et la Chine. L'étranger assure l'essentiel de notre existence d'aujourd'hui et de demain, j'en suis certain. Quant à mes collaborateurs, j'ai toujours cherché à m'entourer de compagnons polyvalents, possédant en plus du métier de facteur d'orgues, une qualification supplémentaire. Notre manufacture compte bien sûr des ébénistes qualifiés qui ont tous suivi la formation de facteur d'orgues, mais l'un d'eux possède en outre une formation de copiste de meubles anciens, un autre a suivi une formation de sculpteur-doreur. Deux de mes collaborateurs ont également un diplôme de tuyautier. Moi-même, j'ai beaucoup voyagé, échangé, et donc cherché à connaître d'autres styles que l'orgue français. Tout cela apporte à l'entreprise une grande richesse, un savoir-faire étendu, qui nous permet de nous positionner plus facilement pour différents styles d'instruments.
Y. M. : Quels sont les préceptes (esthétiques, techniques) qui vous guident dans vos choix concernant une restauration, une reconstruction ou une construction d'orgue neuf ?
Yves KOENIG : Commençons par la restauration, qui n'est certainement pas l'exercice le plus facile. Cela demande au préalable une période d'étude, qui se divise en plusieurs temps. Un premier tri permet de " séparer le bon grain de l'ivraie ", c'est-à-dire d'une part les parties d'origine ou de l'époque à laquelle on souhaite revenir et d'autre part celles qui ont dénaturé l'instrument. Puis vient le classement minutieux des tuyaux avec l'examen des marquages, tout en essayant de comprendre la manière de construire les tailles utilisées par le constructeur. Ensuite on étudie des autres éléments conservés et la logique de construction de l'auteur. Pour compléter cette étude on ira examiner d'autres instruments du même facteur, ou à défaut d'autres facteurs contemporains. Tous ces travaux préliminaires ont pour but de comprendre la personnalité du créateur de l'œuvre. Il est indispensable de cerner au plus près le caractère de l'auteur, en faisant abstraction de toute représentation personnelle de l'œuvre qui nous est confiée. Le facteur restaurateur doit faire preuve de beaucoup d'humilité, et même après quarante ans de métier, on se rend compte à chaque restauration, qu'il nous reste beaucoup à apprendre. Le restaurateur se doit de respecter à la lettre l'œuvre qui lui est parvenue. Comme le dit si bien Dinu Lipati dans une lettre en parlant de l'interprétation d'une œuvre " il faut l'étudier, l'assimiler …et finalement en dégager l'image qui correspond le plus fidèlement à la pensée initiale ". Ceci étant établi, l'interprète ou le restaurateur doit aussi savoir aller au-delà et Dinu Lipati cite Casella : "…. les chefs d'œuvre ne doivent pas être respectés mais aimés, car on ne respecte que les choses mortes et un chef-d'œuvre est une chose éternellement vivante ". Pour les éléments manquants, qu'il s'agisse de mécanique ou de corps sonores, on ne peut pas se contenter de réaliser une copie servile d'un élément comparable dans un orgue contemporain, mais il faut essayer de se couler dans le moule de l'auteur et re-concevoir l'ensemble dans le même esprit. Lorsqu'on effectue une restauration complexe, cela ne se fait pas entre deux autres chantiers, il faut la vivre pleinement. Lorsque qu'on découvre un orgue à restaurer, c'est un peu comme si l'on retrouvait une partition de musique très abîmée, avec des trous, des pages manquantes. Il y a quarante ans les restaurations dépendaient essentiellement de l'intuition du restaurateur, avec des réussites incontestables, même si dans le détail tout n'était pas parfait. Depuis, les facteurs d'orgues vont beaucoup plus loin dans le respect des œuvres qui leur sont confiées. Dans une grande majorité des cas les orgues sont mieux restaurées grâce à des recherches préalables plus approfondies Ces recherches s'apparentent en quelque sorte à la codicologie, mais ensuite la règle est de compléter " la partition " de manière tout à fait mathématique. On se limite ainsi volontairement à un résultat intellectuellement irréprochable, sans oser aller plus loin. A vouloir ainsi fermer la porte à toutes les erreurs, on ne s'ouvre plus à la vérité et il manque parfois à ces orgues, un peu de passion, un souffle pour en faire réellement des instruments d'exception. Ceci devient d'autant plus vrai, que l'on est de plus en plus amené à restaurer des instruments qui n'ont jamais été des chefs d'œuvres. Avec la logique de subventionnement des restaurations, tous les instruments sont mis sur le même plan et je me demande si ce nivellement n'entraînera pas à plus ou moins long terme une perte de jugement des valeurs. Venons en à la reconstruction, la démarche s'apparente à la restauration, mais il peut y avoir plus ou moins de contraintes, en fonction de l'instrument mais aussi de la demande du propriétaire. Je m'explique, on peut reconstruire un orgue à partir d'éléments anciens en essayant de retrouver l'esprit et la lettre de l'auteur d'origine. C'est le cas typique d'un orgue ancien transformé de manière malencontreuse. Je veux dire par là un orgue qui a perdu son ordonnancement intérieur, dans lequel on a par exemple saccagé le buffet pour faire rentrer de force des sommiers trop grands, une composition des jeux trop importante, etc.… Par contre lorsqu'on sort du cadre des orgues historiques, on peut également reconstruire un orgue sans aller aussi loin, par exemple lorsqu'il s'agit d'un ensemble hétéroclite et que l'on veut en faire un instrument cohérent. C'est cette dernière démarche que j'ai privilégiée lors de la reconstruction de l'orgue de St Pierre le Jeune, par exemple. Il s'agit alors plutôt d'un orgue construit autour d'un noyau intéressant et dans lequel on retrouve une partie des jeux et des sonorités de l'ancien orgue. Pour les orgues neufs par contre, on peut laisser libre cours à son imagination. J'ai néanmoins toujours essayé d'intégrer l'instrument dans son cadre. Sur le plan visuel tout d'abord, où j'ai toujours trouvé plus sympathique d'avoir un orgue " discret ", qu'un instrument qui s'impose dans son environnement. Je ne suis pas de l'avis de certains qui pensent qu'il faut absolument marquer son temps. C'est tellement plus beau de conserver une unité de style entre l'édifice et le mobilier qu'il contient. S'il est vrai qu'un buffet d'orgue contemporain peut s'intégrer dans un édifice ancien, il faut tout de même avouer que les réussites en ce domaine ne sont pas légion. Sur le plan sonore ensuite, où dans la majorité des cas j'essaie de construire des instruments inspirés des styles régionaux. Je peux donner deux exemples dans ce sens : lorsqu'on nous a confié la construction de l'orgue de Sigmaringen, j'ai visité avec toute mon équipe, quelques instruments prestigieux de cette région d'Allemagne du Sud dont Weingarten et Rot-an-der-Rot. Non pas pour en faire une pâle copie, mais pour l'intégrer dans cet environnement organistique baroque du Sud de l'Allemagne, pour éviter d'y apporter une pièce trop " exotique ". Le deuxième exemple concerne un orgue que nous avons en commande pour l'Autriche. Là également j'ai visité des instruments anciens, et j'y ai trouvé des sonorités chaleureuses dues à des jeux entièrement en bois. Notre instrument sera réalisé dans le même esprit avec des bourdons en bois et des sonorités très chaudes. Il y a évidemment des exceptions tel l'orgue de St Guillaume à Strasbourg, où la volonté des organistes était d'avoir un instrument construit dans l'esprit de Gottfried Silbermann, en liaison avec la tradition musicale de la paroisse. Cela devrait néanmoins rester exceptionnel. A l'heure de l'Europe, alors que l'on n'a jamais voyagé aussi facilement, je ne vois pas la nécessité d'avoir à deux pas de chez soi des copies d'orgues " ultra-typés " de toutes les contrées d'Europe. Ceci d'autant plus que l'acoustique et l'architecture des édifices dans lesquels sont implantés ces instruments, correspondent rarement à ce que l'on trouve dans les régions d'origine de ces orgues. D'autre part, on occulte totalement le rôle cultuel de l'orgue. Ce genre de démarche trouve par contre tout son sens dans un conservatoire, comme c'est le cas à Stuttgart par exemple.
Y. M. : Enfin, quelles sont les perspectives d'avenir que vous envisagez pour votre profession, au niveau local, mais aussi national et international ?
Yves KOENIG : J'aimerai tout d'abord revenir sur la période passée. Depuis près d'un demi siècle la facture d'orgues française est sous " perfusion permanente " c'est-à-dire qu'elle n'a réussi à vivre et à présent à survivre que grâce aux subventions de l'Etat. Les facteurs d'orgues ont toujours trouvé cela normal, alors qu'il est à mon avis particulièrement malsain qu'un métier dépende à 95% d'un seul " client ". Par ailleurs ce système a provoqué un énorme gaspillage d'argent public. Depuis une dizaine d'années des travaux administratifs, parfaitement inutiles, ont été mis en place, pouvant atteindre le tiers voire la moitié du coût total de la restauration. Ce fut le cas par exemple pour la restauration de l'orgue d'Ebermunster et j'en avais fait paraître les chiffres dans la dernière revue des facteurs d'orgues. Ce système a également engendré de nombreuses autres dérives, puisqu'il a entraîné une augmentation considérable du coût des restaurations, sans que cela apporte un quelconque avantage pour l'instrument. En 1981 j'avais déjà dénoncé dans un écrit le doublement des coûts des restaurations d'orgues prises en charge par les Monuments Historiques. Je m'attendais à des dénégations à cet article, mais étant donné que cela correspondait à la réalité, il n'y eu aucune opposition à mes affirmations. Cela ne s'est pas amélioré depuis, bien au contraire et je pense notamment à la restauration en cours du grand orgue d'une cathédrale française. Les travaux engagés, vingt cinq ans après une première restauration sous l'égide des Monuments Historiques, seront dix fois plus élevés que ce qui était réellement nécessaire, et je le répète sans que l'instrument fonctionne mieux ou plus longtemps ! L'entreprise retenue a d'autre part été amenée à réduire fortement son personnel, et cet orgue, considéré à juste titre comme un élément majeur de notre patrimoine national, a été " éparpillé " dans quatre entreprises sous-traitantes !... sans que cela émeuve le moins du monde le maître d'œuvre de l'Etat. Parallèlement à cette augmentation régulière des coûts, pendant la dernière décennie les subventions d'Etat ont été fortement revues à la baisse, et il serait surprenant que la tendance vienne à s'inverser dans les prochaines années. Le monde de l'orgue est par conséquent obligé de s'adapter à cette nouvelle donne, et il serait opportun de recentrer les dépenses sur l'instrument lui-même plutôt que de rémunérer des études et des dossiers…qui cinq ans après la restauration sont introuvables. Malgré la pénurie, je doute néanmoins que les donneurs d'ordres aient un jour cette lucidité. Il serait pourtant utile de prendre conscience que ce recentrage permettrait chaque année de restaurer sur la seule Alsace un ou deux orgues historiques de plus et ainsi faire vivre une entreprise. Malgré tout, sur le plan local, c'est-à-dire pour les trois départements concordataires, les perspectives de la facture d'orgue restent relativement bonnes, grâce aux conseils généraux qui se sont mobilisés pour l'orgue et aux maires soucieux de leur patrimoine. Il faut toutefois préciser qu'il s'agit souvent de travaux de relevage ou de restauration, très rarement de créations. Cela explique pourquoi la plupart des facteurs alsaciens réalisent une partie de leur chiffre d'affaire dans les autres pays européens, voire en Asie. Sur le plan national par contre il faut s'attendre à de nouvelles réductions de crédits entraînant immanquablement des suppressions d'effectifs dans notre profession, peut-être même des fermetures d'entreprises. En France l'intérêt pour l'orgue est en forte diminution, et l'assistance de l'Etat s'est réduite comme peau de chagrin. Dans de nombreux cas, cette assistance n'est en réalité qu'un leurre et une entrave ce qui explique que certains propriétaires baissent les bras. C'est par conséquent aux facteurs d'orgues de prendre leur avenir en main. Ils ont su améliorer leur qualité et se hisser à un très bon niveau, mais à présent il faut aller plus loin. Il existe des pays qui s'intéressent à la culture française. Les facteurs d'orgues français doivent s'y faire connaître, comme savent le faire nos confrères d'outre-rhin, comme a su le faire en son temps Aristide Cavaillé-Coll. Il n'y a pas de fatalité mais il faudra changer nos mentalités, faire preuve de volonté, apprendre à nous battre. Dans cette démarche, ce n'est pas l'Etat qui pourra se substituer à nous, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Il peut y avoir un avenir pour la facture française, mais je pense qu'il se situera pour l'essentiel à l'étranger.
Le site de la manufacture Koenig